Le Journal du Dimanche, 17h00 , le 17 mars 2019, François Clemenceau

INTERVIEW - Secrétaire général de l'Élysée lors des manifestations d'octobre 1988 qui ont conduit à la fin du parti unique en Algérie, puis chef de la diplomatie française lors des années noires de la guerre civile, Hubert Védrine explique au JDD pourquoi la France doit garder son sang-froid sur les événements en cours dans le pays.

Faut-il se réjouir ou s'inquiéter de ce qui se passe en Algérie en ce moment?
Les deux. Ce qui se passe en ­Algérie est très important. C'est le début d'un dégel du système qui était figé depuis l'arrivée au pouvoir de Houari Boumediene en 1965. C'est donc considérable. Et même si le retrait de Bouteflika pour un cinquième mandat et l'amorce d'un nouveau processus institutionnel peuvent n'être que tactiques, une façon de gagner du temps, une dynamique est en marche. L'opinion publique a donc raison de se réjouir car ce qui se passe depuis des semaines est très prometteur. Ces foules sont très impressionnantes par leur taille et leur calme. Leur self-control est remarquable. Mais les autorités françaises, elles, sont en situation de responsabilité. Elles ont raison d'être prudemment optimistes parce que ce dégel pourrait tout aussi bien, à terme, se transformer en débâcle.

Pourquoi?
Personne ne sait comment les choses peuvent se passer après. Des forces vont se réveiller, se concurrencer, peut-être – espérons que non – s'affronter. Que va devenir ce grand débat qui doit déboucher sur une réforme de la Constitution et un référendum? Que va devenir cette mobilisation dans la rue? Que vont devenir les forces politiques classiques, sauront-elles rebondir ou finiront-elles discréditées? Les islamistes peuvent-ils resurgir, et dans quel but? Quelle sera l'attitude de l'armée? On n'en sait rien. Ce processus qui démarre ne va pas s'achever la semaine prochaine ou dans un mois, il va peut même durer un an ou deux, voire plus. Mais cela peut bien se passer. En tout cas, il faut l'espérer.

La France a choisi, au départ, de n'être "ni dans l'indifférence ni dans l'ingérence" avant de "saluer" le retrait de Bouteflika et d'appuyer le processus politique en cours…
J'approuve cette retenue et cet esprit de responsabilité. Ce n'est pas l'éthique de conviction qui doit guider les gouvernants dans ce cas. On n'a que trop vu, ailleurs, les dégâts causés par l'esprit missionnaire, philosophique ou diplomatique! Quoi qu'on en pense, sur le fond, ça ne marche pas, ou plus. C'est même souvent contre-productif. C'est encore plus vrai pour l'Algérie, d'autant que les Algériens ne nous ont rien demandé.

Est-ce que cela signifie qu'il faut banaliser ou normaliser la relation franco-algérienne?
La banaliser, non, mais la normaliser, oui. Comme les Allemands et nous l'avons fait. Bien sûr, il y aura toujours entre nous une histoire compliquée et douloureuse, mais il faut la déshystériser et casser toutes les tentatives d'instrumentalisation des enjeux de mémoire. Bref, gardons-nous de tout narcissisme et nombrilisme. D'autant que ce qui commence en ce moment en Algérie aura autant d'impact chez ses voisins ou dans son environnement méditerranéen et européen.

Quel serait le risque pour la France de soutenir de façon plus affirmée le mouvement de contestation en Algérie?
Le risque que ce soit inutile ou contre-productif. Il y a souvent, compte tenu de notre psychologie, un contraste entre la résonance affective des événements et les leviers réels dont on dispose pour agir. En fait, aucune décision en Algérie depuis des années n'a été prise sous influence française. Le risque, il est d'abord pour eux, si le processus dont on souhaite le succès devait échouer. Mais en France, nous ne devons pas prendre position en fonction de l'émotion médiatique du jour. Il faut sortir de la névrose franco-française et franco-algérienne, être réaliste, plus modeste et donc plus efficace, raisonner à long terme et avec sang-froid.

Même si l'extrême droite et d'autres forces essaient d'orienter le débat sur le risque migratoire avec l'Algérie?
Ne nous laissons pas enfermer dans ces instrumentalisations partisanes et démagogiques. Il est vrai qu'il y a, en Algérie, environ 200.000 binationaux. La question migratoire existe, il ne faut pas la nier. Il est impératif de parvenir à une meilleure maîtrise des flux migratoires entre pays de départ, de transit et d'arrivée. C'est le sens de la remise à plat de Schengen que le président Macron a proposée. En sens inverse, on peut imaginer que si les choses progressent bien, de nombreux membres de la diaspora algérienne reviennent chez eux car le pays aura besoin d'eux. Il n'y aurait pas d'élection en France dans deux mois que je dirais la même chose.

Vous étiez aux affaires lors des manifestations d'octobre 1988 qui ont conduit à l'apparition de l'islam politique, au putsch institutionnel et à la guerre civile. L'Histoire bégaie, selon vous?
Non, l'histoire ne bégaie pas. Ce puissant mouvement pacifique de contestation n'a rien à voir avec la confiscation par les militaires de la victoire probable du FIS au second tour des législatives de 1991. Là, il s'agit d'un système mis en place depuis des décennies qui commence à se déverrouiller. Cela me rappelle davantage ce qui s'est passé en Europe de l'Est à la fin de l'URSS. Tout est possible.