Les Echos, 26/04/2019

LE CERCLE - Pour l'économiste Bruno Alomar, l'atout essentiel de l'Europe face à ses concurrents est sa matière grise. Elle doit renforcer son dispositif de protection de la propriété intellectuelle, sur le plan commercial et en matière de contrefaçon.

Par Bruno Alomar (économiste)

Alors que la nomination d'une nouvelle Commission se profile, le principe d'une plus grande protection des intérêts européens domine. A la suite du  veto mis à la fusion Alstom-Siemens par la Commission, Paris et Berlin souhaitent réformer le droit européen des concentrations pour renforcer les entreprises du continent dans la compétition mondiale. Engagée à la suite de l'affaire Kuka en 2016, opérateur industriel allemand de pointe racheté par des industriels chinois, la réflexion européenne visant à sanctuariser des actifs stratégiques (infrastructures énergétiques, etc.) se poursuit.

Il n'est que temps que l'Union européenne (UE) prenne enfin conscience qu'elle n'a pas, contrairement à ce qu'elle a longtemps cru, que d'aimables partenaires commerciaux qui s'ignorent. Elle a également des concurrents, qui le cas échéant peuvent devenir des prédateurs.

Dans un tel contexte, la question de la protection de la propriété intellectuelle est essentielle. Car dans la spécialisation économique qui structure les échanges, l'atout essentiel de l'Europe, face aux géants démographiques capables de mobiliser un facteur travail à coûts extrêmement réduits, c'est sa matière grise. L'UE doit renforcer son dispositif dans ce domaine à deux niveaux.

Accords commerciaux

Le premier concerne la politique commerciale, l'une des rares politiques fédérales. La conclusion des accords commerciaux doit faire toute leur part aux questions de propriété intellectuelle. Notamment en utilisant sans état d'âme des contre-mesures et instruments de défense quand les règles en matière de propriété intellectuelle sont foulées aux pieds. 

Truismes dira-t-on : la direction générale du commerce de la Commission européenne agit en conséquence. Sauf qu'il est un secret de Polichinelle, pour qui connaît le fonctionnement de cet important service de la Commission européenne, que la question de la propriété intellectuelle n'a pas du tout été jugée prioritaire au cours des années récentes. Le prochain départ de son directeur général et l'arrivée d'une nouvelle Commission doivent donc être mis à profit.

A l'américaine

Le second niveau d'intervention concerne la norme européenne, en particulier pour la lutte en matière de contrefaçon. Des progrès sont indispensables dans de nombreux secteurs d'activité. C'est le cas dans celui du numérique, prioritaire, pour laquelle l'UE devrait s'inspirer des Etats-Unis. Ainsi aux Etats-Unis, lorsqu'une entreprise confrontée à la contrefaçon demande la saisie de noms de domaine sur Internet, elle peut demander dans une seule procédure la saisie de 1.000 à 1.500 noms. Et elle obtient également la saisie des comptes associés (de type PayPal ou Alipay) pour toucher les contrefacteurs au porte-monnaie. 

Les autorités américaines ont d'ailleurs décidé d'accentuer spectaculairement la pression sur la contrefaçon, au travers d'un mémorandum signé le 4 avril par Donald Trump dont les termes sont clairs : si, à l'issue des sept mois que se donnent les départements de la Justice, du Commerce et des Affaires intérieures pour analyser la situation, il s'avère que des mesures plus dures que celles en vigueur sont jugées indispensables pour lutter contre la contrefaçon, les plates-formes de vente telles qu'Amazon ou Alibaba n'étant pas suffisamment diligentes en la matière, elles n'hésiteront pas à les adopter, y compris par la loi.

En Europe, et en France notamment, les procédures sont plus protectrices des contrefacteurs. Une procédure ne permet la plupart de temps de ne saisir qu'un seul nom de domaine et encore sans le compte associé ! Un tel régime vide la protection de sa substance car les coûts pour les entreprises victimes sont tels qu'elles préfèrent souvent renoncer. La mise en place d'une législation européenne aussi sévère que la législation américaine s'impose.

Bruno Alomar, économiste, a travaillé à la Commission européenne. Il est l'auteur de « La Réforme ou l'insignifiance. Dix ans pour sauver l'Union européenne » (éditions de l'Ecole de Guerre, 2018).