Nous avons reçu de très nombreuses réponses à notre appel à témoignages sur le ressenti des Français installés à l'étranger après les attentats. En voici une sélection.

Vous avez été très nombreux à répondre à notre appel à témoignages sur la manière dont les expatriés français ont vécu les attentats qui ont frappé le pays vendredi 13 novembre, faisant 130 morts et des centaines de blessés. Nous avons donc décidé de publier une deuxième sélection de vos récits.

Elodie (Belgique) : «Triste pour mon pays d’origine, inquiète pour mon pays d’adoption»

«Avec mes camarades d’université, j’ai parfois culpabilisé de ne pas être en France, de ne pas pouvoir vivre cette épreuve avec mes concitoyens. Mais très vite, un autre poids est apparu sur nos épaules : la Belgique est liée à ces attentats. Molenbeek n’est pas si loin de chez moi. J’ai peur pour la France, mais j’ai aussi peur pour la Belgique. Comment ne pas avoir peur quand on est une Française vivant dans la capitale européenne ? Ici aussi la tension est palpable, on a eu des alertes à la bombe. Ce n’est pas parce que je ne suis pas en France que je me sens pour autant en sécurité. Je ne suis pas encore allée dans le centre de Bruxelles mais ça ne saurait tarder… Après tout je ne vais pas m’arrêter de vivre. Mais depuis ce fameux vendredi soir je suis partagée, submergée de plein d’émotions. Triste pour mon pays d’origine, inquiète pour mon pays d’adoption.»

Constantin (Inde) : «C’est ça aussi être français, aimer et le montrer»

«Bombay est ma ville d’adoption. Cette ville chaude, colorée, vibrante. Comme Manhattan, une presqu’île chaotique, mais sans le World Trade Center. Et qui a aussi connu une série d’attentats meurtriers, en novembre 2008. Le souvenir de ces horreurs est partout : les impacts de balles sont toujours visibles, les contrôles de sécurité à l’entrée sont drastiques et les gens qui y travaillent en parlent encore spontanément, comme si c’était hier. Tous ressentent un besoin fort de ne pas oublier. Pourtant, Bombay s’est remise sur pied. Grâce à cette joie de vivre si propre aux Indiens… Grâce aussi à leur fatalisme, qui leur permet d’accepter les aléas de la vie et de trouver la force d’avancer, quoi qu’il arrive.

J’ai 33 ans. Je suis né dans le XVe arrondissement de Paris et avant de rejoindre Bombay, j’habitais dans le IIIe, collé à la place de la République. Je suis gay, pacsé, heureux. Je sortais au Bataclan, au Batofar, au Tango… dans n’importe quel endroit cool. J’allais manger des bobuns au Petit Cambodge, un chicken butter passage Brady ou un bol de soupe aux raviolis rue au Maire ou dans n’importe quel endroit cool. La vie pouvait et devait être cool. Notre combat avec les copains, c’était celui-là.

Samedi 14 novembre au matin, l’exotisme s’est envolé. L’amour de ma vie vient se coller contre moi et me caresse les cheveux. Tous les jours, j’ai le droit au réveil à des mots doux, des mots d’amour. Oui, c’est ça aussi être français, c’est aimer et le montrer. Ce matin-là, ses caresses sont protectrices, trop protectrices. Il me chuchote à l’oreille : "Bonjour mon amour. Il s’est passé quelque chose de terrible cette nuit, Paris a été attaqué, il y a eu des attentats." Mon sang ne fait qu’un tour, mon cœur s’emballe, mes mains se mettent à trembler, les larmes me montent aux yeux.

La chute libre et le choc. Mon pays et «mes gens» sont attaqués. Besoin urgent de copains, de famille, de tendresse, de réconfort, de pouvoir juste en parler avec ceux qui peuvent comprendre. Quelques amis viennent à la maison, une Française, une Indienne qui a vécu à Paris et qui a perdu un ami proche au Bataclan. Croissants, café, jus d’orange. Blagues et larmes. Angoisse de la journée qui nous attend, angoisse des journées qui nous attendent. On va faire quoi ? Je n’avais pas pleuré comme ça depuis l’âge de 10 ans peut-être, trop mal au cœur.

Alors on se demande si l’on est au bon endroit, si l’on doit vite rentrer à la maison pour entourer ceux qu’on aime. Et vite, très vite, le cœur parle. On pourrait sauter dans le premier avion mais ça ne changerait pas grand-chose. Parce qu’en fait, on est juste là, avec vous, les amis. Un Français à l’étranger est un Français ! Le cœur reste attaché à sa patrie, son pays, sa ville, son quartier, ses gens, ses trottoirs. On vit ailleurs mais on rêve partout. Et là, nos rêves se sont transformés en cauchemars. Nous faisons les mêmes cauchemars que vous. Nous vivons au rythme de Paris. Nos amis indiens qui ont vécu en 2008 des moments douloureusement semblables sont là, réconfortants, présents, affectueux, attentionnés. Pourquoi ça fait mal comme ça ? Parce qu’on est loin ? Parce qu’on se sent inutile, impuissant ? Je sais pourquoi on parle d’une génération brisée qui va se relever. Parce que nous sommes heureux. Parce que nous sommes fiers. Parce que nous parlons liberté. Parce que nous parlons amour. Parce que nous parlons sexe, alcool, drogue, jeu, no limit. Parce que notre credo est le bonheur.

Depuis samedi 14 novembre, ma tête, mon corps, mon cœur ne battent qu’au rythme de Paris. Je pèse 65 kg tout mouillé et dans un acte de bravoure inédit, je me suis récemment mis au sport. Hier, à ma grande surprise, j’ai soulevé des haltères comme jamais. Je me dépassais, je poussais des rugissements, mon cœur criait, mes bras se musclaient. C’est la première fois de ma vie que j’ai pensé : "Si la guerre éclate, on va devoir être forts, y compris moi. Et s’il le faut, je me battrai pour mon pays." Ces abrutis ont brisé nos cœurs. Maintenant il va falloir être unis, Français de métropole et d’ailleurs. Fiers de porter haut les valeurs de notre pays. Et il va falloir vite redire oui à la vie.»

Stéphanie (Suisse) : «J’irai donner mon sang»

«Française, je le suis et je le serai toujours, même en tant qu’expatriée et en ces jours tragiques, je le suis plus que jamais. Mon cœur se serre à chaque fois que je pense aux attentats. Je me suis posé la question de ce que je pouvais faire pour aider alors à ma prochaine visite en France, j’irai donner mon sang, je suis donneur universel, mais j’ai le sang encore bien français.»

Jordan (Australie) : «On se doit de prendre un véritable engagement pour la cohésion sociale»

«Depuis cinq jours, je ne suis plus vraiment présent. Mon corps est en Australie, mais mon cœur est en France. Vivre en Australie depuis cinq mois m’a rendu encore plus conscient et fier de mon amour pour la culture française, de sa richesse, et de la chance incroyable que l’on a de vivre en Europe. Théâtre, musique, cinéma, spectacles, gastronomie, architecture, histoire… On a un patrimoine culturel hors du commun et précieux.

J’aime mon foutu pays, j’aime la France, peut-être même plus que jamais auparavant. Et j’aime tous les gens qui y habitent sans distinction même si certains sont assez cons pour faire 20 amalgames à la minute. Je projetais déjà de m’impliquer et d’apporter mon aide à la cause des migrants à mon retour, mais désormais c’est un véritable engagement pour la cohésion sociale, contre les discriminations croissantes que subissent les Français de confession musulmane, et pour la solidarité que l’on se doit de prendre, nous les jeunes.

Je rentre début décembre en France pour une vingtaine de jours. Les pâtisseries et la bière sont infâmes en Australie, c’est donc avec plaisir que je savourerai un café-croissant ou une bonne bière comme à mon habitude. Si en plus ça fait de moi un résistant, tant mieux. Et si jamais vous me cherchez… #JeSuisEnTerrasse.»

Virginie (Arménie) : «Je suis soulagée que mon enfant vive ici»

«Un rassemblement a lieu dès vendredi soir, au square de France à Erevan, en présence du président de la République arménienne et de notre ambassadeur… Des centaines de personnes rendent hommage à la France. J’ai envie de pleurer quand la Marseillaise retentit sur cette place. Comprenant que nous sommes français, des Arméniens nous offrent des fleurs. Aujourd’hui, la vie a repris ici, juste quelques mesures de sécurité renforcées pour quelques jours seulement dans les bâtiments fréquentés par les Français (ambassade, universités, écoles…). Je me sens concernée, touchée, peinée… si proche des conflits (géographiquement aussi) et en parallèle, avec un sentiment un peu ouaté. Et soulagée que mon dernier enfant à charge vive ici.»

Céline (Cambodge) : «Je ne suis pas à terre, seul mon genou s’est écorché»

«Ce soir-là, ma meilleure amie est dans un bar à côté du Petit Cambodge (tiens, coïncidence qui me rappelle que je ne veux plus y être moi maintenant, au Cambodge). Elle attend, rideau fermé, que la tuerie passe. Ce soir, elle fêtait ses fiançailles, j’aurais dû être avec elle.

A peine quelques heures plus tard, au comptoir du premier bar équipé d’une télé qui passe les infos en boucle, ma dixième cigarette de la matinée terminée, je souffle enfin : tous mes amis vont bien. Et pourtant, un sentiment de culpabilité s’immisce dans mes entrailles haineuses en ce 14 novembre. Mes amis ont peur, ma famille aussi, je n’ai jamais eu autant envie de les retrouver et de les serrer dans mes bras. Ils me manquent comme jamais. Et moi je suis là, impuissante à l’autre bout du monde depuis tant de mois déjà. Je culpabilise d’être dans un pays où personne ne comprend ce qui se passe. Le sentiment de solitude est grand. Heureusement, il y a Facebook. Jamais je n’aurai cru dire cela un jour, mais le réseau social a enfin pris tout son sens, non seulement pour apprendre que nos proches sont en sécurité, mais aussi car il est aujourd’hui le seul lien entre moi et la France. Je ne peux pas aller place de la République, mais je vois des photos, je vois les belles choses : les poèmes, les textes, tout ce qui fait que j’aime la France et qu’aujourd’hui pour la première fois, elle me manque.

Je ne vais pas rentrer, même si j’admets en avoir envie, un peu. Je ne serais pas plus utile en France, mes amies en ont d’autres, les gens n’ont pas besoin de moi pour se soutenir. Alors je prends sur moi, je continue mon grand voyage égoïstement, avec un goût amer de culpabilité, de ne pas être en train de souffrir avec les miens. Mais je souffre, seule de mon côté du bout du monde. Et je m’en relèverai, comme tout le monde, parce que sur le sol français ou non, c’est du sang de France qui coule dans nos veines, c’est du sang de révolutionnaire. Alors on continue de vivre, de voyager, d’aimer et de se révolter. Et je rentrerai quand j’aurai accompli quelque chose pour moi, ni par peur, ni par culpabilité. Je continue mon bonhomme de chemin, je ne suis pas à terre, seul mon genou s’est écorché, je vivrai avec. Ils ne gagneront pas.»

Marie-Jeanne (Québec) : «J’ai déjà vécu à l’étranger, mais jamais je n’ai vécu un tel sentiment de déchirement et de solitude»

«A 26 ans, je vis depuis mai dernier aux Iles de la Madeleine, un archipel dans le golfe du Saint-Laurent. J’étais donc en France en janvier, lors des attentats à Charlie Hebdo. Samedi matin, le réveil a été brutal. Levée à 7 heures, en sursaut. L’impression d’une gueule de bois… L’horreur. Mon premier réflexe est d’allumer la radio (geste qui m’accompagne tous les matins depuis). Mon copain est parti pour une semaine à un congrès sur le "continent" et je me retrouve seule. Seule à devoir gérer à distance ce monstre.

Les événements se clarifient, l’effroyable nombre de victimes aussi. Je passe ma matinée à lire des articles, à m’informer de manière boulimique. Nous vivons dans un endroit assez isolé. L’archipel fait partie de la province du Québec, mais nous sommes à 5 heures de bateau et plus de 12 heures de route de Montréal. Il y a bien une ligne aérienne, mais pas accessible pour nos moyens. Cette situation particulière rythme nos vies. Les gens prennent le temps, ils se serrent les coudes. On ne ferme jamais nos portes. L’hiver se prépare à l’avance. Cette insularité, qui fait toute l’identité et le charme des îles, s’est cette semaine muée en isolement. Je me sens loin, trop loin. Et seule. Les gens sont solidaires et compatissent, mais il n’y a pas eu de rassemblement ni de moments de recueillement, comme il y a pu avoir à Montréal, nous ne sommes pas beaucoup. La distance n’atténue pas le chagrin. Je me sens perdue, je voudrais être avec mes proches, mes amis, je voudrais pouvoir en parler, exorciser la douleur, participer à l’effort collectif. Etre ensemble dans ces moments-là, c’est essentiel. J’ai déjà vécu à l’étranger, mais jamais je n’ai vécu un tel sentiment de "déchirement" et de solitude.»

Guillemette (Japon) : «J’ai pu constater l’ampleur de la barrière culturelle entre les Japonais et moi»

«Les événements m’ont amenée à constater l’ampleur de la barrière culturelle entre les Japonais et moi. Ici, les attentats ont été décrits comme un événement dramatique, qui a fait la une des journaux, mais bien sûr, cela n’a aucunement ébranlé le fait que samedi matin, tout le monde dans le métro était scotché sur son téléphone, à jouer à Candy Crush. En quittant Paris, je me disais que je ne raterais rien, que Paris serait toujours là, fidèle et éternel. Mais tout d’un coup, ces petites choses – l’odeur du métro, parler à des inconnus dans la rue, manifester pour les réfugiés – semblent lointaines et fragiles.»

Hélène (Maroc) : «Ici, on constate une volonté d’expliquer que l’islam, ce n’est pas cette barbarie qui leur fait honte»

«Toute la communauté française de la ville a subi ce choc avec consternation. En même temps, les journaux marocains publient chaque jour des articles qui prouvent que le pays entier est sous haute surveillance policière et des arrestations d’intégristes en possession d’armes ont lieu dans différents endroits du Maroc. On constate quotidiennement chez les habitants marocains de la ville des signes manifestes de sympathie et d’indignation, des paroles de réconfort et une volonté d’expliquer que l’islam, ce n’est pas cette barbarie qui leur fait honte. Les touristes continuent d’affluer et leur protection est assurée par les policiers en civil qui quadrillent la ville. Les contrôles dans les aéroports sont plus longs et plus stricts que d’ordinaire et il est recommandé de prévoir au moins trois heures d’attente avant les vols.»

Aurélie (Mexique) : «Des dizaines de morts tous les jours»

«S’il y a eu des rassemblements en l’honneur des victimes des attentas de Paris ? Eh bien non, ici à Acapulco, deuxième ou troisième ville la plus dangereuse au monde selon les classements internationaux, on a des dizaines de morts tous les jours, et chaque matin les journaux affichent les portraits ensanglantés des victimes, les photos des têtes, bras, et autres membres découpés et joliment accommodés autour des victimes. Paris, comment peux-tu rivaliser ? Ça ne choque personne.»

Pierre (États-Unis) : «Jamais je n’aurais cru à un tel destin pour ce drapeau dans ma valise»

«Le 3 août, au moment de mon départ, ma valise est pleine à craquer, ma chambre presque vide. Pourtant, j’aperçois dans un coin ce drapeau tricolore. Je me dis : "Allez, ça pourra toujours servir, en cas de nostalgie de ma terre natale, ou pour un quelconque French diner, dont les expatriés raffolent." Ce drapeau, il est aujourd’hui au mémorial improvisé de la "House of France", à San Diego, entouré de mille bougies et messages. Jamais je n’aurais cru à un tel destin pour ce morceau de tissu bourré dans une valise, qui est redevenu en l’espace d’un instant le symbole de toute ma tristesse, de tout mon recueillement, de toutes mes questions, mais aussi de toute ma fierté. Car à des milliers de kilomètres, entouré majoritairement d’étudiants américains et internationaux, comment faire sortir tout ce mélange malsain de dégoût, d’interrogations, d’amour, de fierté, qui bouillonne en mo ?

Certes j’en parle avec mes amis venus de toute la planète, et tous compatissent, mais personne ne semble comprendre cette terrible sensation. Nous regardons tout cela à la télé, mais c’est pour eux plus un film qu’une tragédie. Alors je téléphone en France, mais surtout, je réfléchis. Car le Stade de France, d’où j’ai ramené ce fameux drapeau, le Bataclan, ou j’ai festoyé de nombreuses fois, et ces nombreux bars dont les parfums de bières embaument mes soirées de jeune Parisien, sont autant de lieux dans lesquels j’aurais pu être. Le destin a voulu que je sois à des milliers de kilomètres… Mais croyez-moi, dans cette situation, je n’ai pas d’autre envie que de boire des bières dans le Xe arrondissement, de flâner sur les Champs-Elysées, de voir un match de foot au Stade de France ou de danser dans un club parisien, pour apporter à la ville que j’aime encore un peu plus de liberté, et faire un bras d’honneur à ces monstres, qui la détestent tant, notre liberté.»

Maïa (Allemagne) : «A midi, j’étais en classe. J’ai baissé la tête et fait ma minute de silence»

«C’est surtout lundi que j’ai regretté de ne pas être en France. L’université a projeté un drapeau français dans le hall. Mais autour de moi, la vie continue, comme avant, comme si plus de 100 personnes n’avaient pas perdu la vie parce qu’ils vivaient la leur. Je vais en cours, aucune minute de silence n’est organisée. A midi, j’étais en classe. J’ai baissé la tête et fait ma minute de silence. Mais il restait cette frustration. Si pendant le week-end, on a reçu des messages de nos amis étrangers, on sent bien qu’ils ne sont pas aussi touchés que nous. Leurs paroles sont réconfortantes, mais polies. Lundi, tout le monde est passé à autre chose. Mais moi, j’ai besoin de plus de temps. Je vois les images de solidarité de la France et regrette de ne pas y être. J’aurais voulu pouvoir partager ma peine avec tous ces gens. Sentir qu’on ressent tous la même chose, pouvoir en parler, en débattre même. Flipper ensemble, se rassurer. Une Irlandaise m’a dit très justement : "C’est terrible ce qui vous arrive, je ne réalise pas mais je sais que si ça avait été en Irlande je serais aussi triste que vous." Ce n’est pas de l’hypocrisie, c’est humain. On est plus touchés par ce dont on se sent proche.»

Isabelle (Tunisie) : «L’impossibilité de pouvoir communier»

«Je vis d’autant plus mal les événements de vendredi dernier que je suis arrivée depuis à peine deux semaines dans mon nouveau pays d’expatriation, pays également à haut risque en matière d’attentats terroristes : la Tunisie. Comme beaucoup, j’ai passé le week-end scotchée à BFMTV, en état de sidération. Le "retour de bâton" s’est produit lundi, avec un réveil "bluesy" : l’impression de n’avoir plus aucun repère, et, c’est un fait, aucune discussion possible pour me permettre d’évacuer mon stress et ma nausée (mon mari étant bien occupé par son travail). Bien entendu aucune manifestation de recueillement n’a été organisée à Tunis, où tout attroupement est interdit. Et c’est je crois ce qui fait la différence, cette impossibilité de pouvoir "communier", d’unir concrètement mes pensées, mes vœux, mon chagrin, à ceux de mes compatriotes. On a vu combien les rassemblements avaient permis à chacun d’éliminer, après Charlie, et pour un temps au moins, toute pensée ou émotion négative, combien le fait d’être unis, ré-unis, solidaires, avait apporté consolation, apaisement, et ramené un peu de joie dans le cœur des participants.»

Mathilde (Ile Maurice) : «Vous avez un poids maousse à porter, mais personne pour en parler dans la rue»

«J’ai ouvert Facebook à 14 heures samedi. Il était 11 heures en France. J’ai vu un message de mon petit ami me disant qu’il était en sécurité. Puis un, deux messages sur mon mur de gens qui demandaient si leurs amis allaient bien. J’ai compris tout de suite, ce qui est sans doute inquiétant pour un événement aussi dingue et inimaginable. Ensuite, j’ai lu en vrac… J’ai lu Bataclan, j’ai lu "une amie de X a deux balles dans la jambe", j’ai lu le nombre de morts, j’ai tenté de faire le décompte des lieux touchés. Comme un puzzle à remettre en ordre. Et je suis sortie faire des courses. La vie continuait et j’avais besoin de manger. Le samedi s’est passé comme dans une bulle, à me demander comment il était possible qu’il y ait toujours des fleurs et des gens indifférents, du soleil. C’était comme porter le deuil d’une personne chère : vous avez un poids maousse à porter, mais personne pour en parler dans la rue, personne à qui crier "ma mère est morte" ou "mon pays vient d’exploser".

Du coup j’ai passé le samedi soir à parler, parler, avec des amis en France, sur tous les réseaux sociaux et téléphones à portée. J’ai ressenti le même besoin "d’en être" qu’après Charlie, mais sans pouvoir le concrétiser par un bon gros Bastille-République. J’ai dû attendre le lundi suivant pour pouvoir en parler (un peu) avec des collègues français, et le sujet a vite été épuisé. Pas de manifestations, pas d’exutoire sauf de taper sur son clavier et de lire, lire, lire, écouter, écouter, prendre tout ce qui passait. J’ai dû regarder certaines vidéos de soutien, comme celle de John Oliver, plus d’une dizaine de fois. Mais j’aurais bien eu besoin d’un coin où pouvoir hurler : "Je suis française et vous allez comprendre ce que Cambronne veut dire", d’un coin où faire une belle action symbolique, d’un coin où se lâcher comme dans une manif.»

liberation.fr (20/11/15)