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Richard Yung
Octobre 2021

Le 22 janvier, j’ai participé, dans le cadre de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, à l’audition du général d’armée (2S) Didier Castres sur l’opération Barkhane.

Lancée le 1er août 2014, l’opération Barkhane vise principalement à favoriser l’appropriation, par les pays partenaires du G5 Sahel (Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger et Tchad), de la lutte contre les groupes armés terroristes sur l’ensemble de la bande sahélo-saharienne (lutte contre la menace terroriste, accompagnement des forces armées partenaires, actions en faveur de la population). Environ 4.700 militaires sont mobilisés dans le cadre de cette opération. Dans le prolongement du sommet de Pau (13 janvier 2020), le Président de la République a pris la décision de porter ces effectifs à 5.100 militaires. L’essentiel des renforts sera déployé dans la zone dite des « trois frontières » entre le Mali, le Burkina Faso et le Niger. Une autre partie de ces renforts sera engagée directement au sein des forces du G5 Sahel pour les accompagner au combat.

Vous trouverez, ci-dessous, un extrait du compte rendu de l’audition.

Général d’armée (2S) Didier Castres, ancien sous-chef opérations à l’état-major des armées. - Merci pour votre invitation. J’en suis honoré, et éprouve beaucoup de plaisir à être aujourd’hui parmi vous, à un double titre. D’abord, parce que l’opération Serval est probablement unique en son genre, au moins depuis une cinquantaine d’années, tant par les risques pris, les défis logistiques à surmonter, que par sa vitesse d’exécution et les résultats obtenus. Ensuite, parce qu’après les deux années pendant lesquelles j’ai été chef du Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) et les cinq années où j’ai été sous-chef d’état-major opérations, j’ai muri quelques réflexions sur la gestion de crise en général et en m’appuyant également sur ce que j’ai vu au Sahel, que je souhaite partager avec vous.

Je répondrai bien évidemment à toutes vos questions, avec trois précautions oratoires. La première est que je suis moins au fait de la situation que je ne l’étais entre 2012 et 2016. Il est toujours dramatique de quitter des fonctions où l’on se croyait indispensable, et de constater que le monde continue à tourner sans vous... !

M. Christian Cambon, président. - Nous partageons tous ce sentiment !

Général Didier Castres. - Je ne pourrai donc pas toujours répondre à vos questions avec toute la précision que j’aurais souhaitée.

Deuxièmement, dans les interrogations que vous pouvez avoir sur l’évolution de la situation, je porte probablement une part de responsabilité, que j’assume, au titre des décisions que j’ai prises ou que je n’ai pas prises lorsque j’étais en fonction. Enfin, pour connaître la complexité de cette crise et pour avoir été en mon temps parfois violemment critiqué pour les décisions que je prenais, je prendrai garde de ne pas avoir un jugement trop tranché sur la stratégie actuellement mise en oeuvre ; d’autant que ceux qui tentent aujourd’hui d’apporter une solution à la crise sahélienne en ont hérité et ne l’ont pas choisie.

Pour en revenir de façon générale à la gestion de crise, je souhaite évoquer ce que j’ai baptisé les cinq péchés capitaux dont nous devons nous prémunir dès lors que nous décidons de nous atteler à la résolution d’une crise. Et quand je dis « nous », il s’agit d’un nous collectif incluant toutes les administrations, toutes les corporations au niveau national et international.

Le premier de ces péchés capitaux, c’est le syndrome du prêt-à-porter, qui consiste à plaquer sur les crises, quelles qu’elles soient, où qu’elles surviennent et qui qu’elles concernent, des solutions toutes faites, le plus souvent importées de crises passées, qu’elles aient été d’ailleurs résolues ou non par ce truchement. Nous avons tendance à vouloir agir en Libye comme en Somalie, en Centrafrique comme au Mali, au Yémen comme en Irak. Cela revient à accréditer l’idée selon laquelle les crises seraient des modèles mathématiques quasiment orthonormés. Or, les crises sont des organismes vivants, chacune à un biotope différent, chacune puise ses racines dans une histoire qui lui est propre. Nous devons donc nous garder de leur appliquer du prêt-à-penser idéologique et diplomatique : intervention de la force armée pour arrêter ou limiter les combats, départ du prétendu dictateur, élections démocratiques, mission de formation des forces de défense et de sécurité par l’Union européenne, déploiement d’une mission des Nations Unies, saupoudrage d’un peu d’aide au développement, et séminaires des bailleurs pour solde de tout compte....

En fait, faire du sur-mesure suppose que nous prenions le temps de comprendre la crise et de l’apprendre dans sa complexité historique, politique et sociétale avant de chercher à lui appliquer un protocole médical importé, qui est d’ailleurs souvent une pax alba, ou paix des Blancs, c’est-à-dire une simple transposition de nos propres modèles.

Quelle compréhension avais-je de l’histoire du Mali, de son organisation économique, ethnique, sociale, de l’histoire des peuples qui y vivent, quand nous avons déclenché l’opération ? Que savais-je des Daoussaks, des Peuls, des Idnanes et des Chamananas ? Rien : j’ai appris tout cela en marchant. Frédéric le Grand disait que la connaissance du pays où l’on doit mener sa guerre est la base de toute stratégie. Or, sous l’effet des réductions d’effectifs, des carrières alternées, nous avons perdu cette expertise, et les administrations peinent, ou rechignent, à aller la chercher là où elle est, c’est-à-dire chez les universitaires, les chercheurs, dans les think tanks et les ONG.

Notre deuxième erreur est une sorte de fascination militaro-sécuritaire, qui nous conduit à n’observer une crise et à ne mesurer son évolution que l’œil rivé sur le microscope de l’action militaire. Or, si le recours à la force armée permet de rééquilibrer les rapports de forces, de limiter l’acmé d’une crise, d’interrompre des combats, d’en affaiblir les protagonistes, elle ne permet jamais de résoudre une crise. Les embrasements de violence ne sont jamais la cause des crises mais leur conséquence. Il faut donc agir sur tous les leviers qui sont à l’origine et qui alimentent ces crises, sans se laisser obséder par l’unique action militaire, et sans juger de l’évolution de la crise sur la base des seuls indicateurs opérationnels, toujours insuffisants et parcellaires, que sont les fameux metrics à l’américaine. Que tirons-nous comme conclusion, par exemple, du fait que la coalition anti Daech ait largué 100 000 bombes depuis 2013, c’est-à-dire 25 000 tonnes, soit plus de six fois le volume de bombes déversées sur Dresde en février 1945 ? Quelles conclusions tirons-nous du fait que Barkhane ait éliminé 700 terroristes depuis 2015 ? Aucune. Ces critères exclusivement militaires ne sont pas suffisants. En réalité, le début de la gestion de crise commence après l’action militaire initiale. Or, la plupart du temps, nous avons tous, journalistes, diplomates, politiques, opinion publique les yeux rivés sur cette action initiale et nous nous désintéressons de la suite.

Le troisième péché est celui de ne pas connaître, dans la grammaire des crises, la règle de « l’inconcordance des temps ». Le temps de la résolution des crises diffère du temps médiatique, du temps militaire, du temps politique, du temps diplomatique et du temps du développement. Souvent, nous prenons insuffisamment en compte les délais qu’exige la résolution d’une crise, dès lors que les populations concernées s’y entredéchirent. Ce temps ne se mesure ni avec un chronomètre, ni avec un sablier, ni même avec un calendrier des saisons mais presqu’à coups de décades, et souvent pour des résultats mitigés : plus de vingt ans au Kosovo, dix-sept ans pour l’Irak, dix-neuf ans pour l’Afghanistan, et déjà sept ans au Sahel. Ces durées sont aussi à traduire en mandats présidentiels : un président qui décide d’intervenir dans une crise en transmettra la gestion à son successeur.

À titre d’exemple supplémentaire, qui doit nous inciter à la patience, à la prudence et à la constance stratégique, je garde toujours à l’esprit la date du premier attentat revendiqué par Al-Qaeda : c’était en décembre 1992, au Movenpick Hotel d’Aden, au Yémen. Vingt-sept ans plus tard, Al-Qaeda se porte, hélas, toujours bien ! Le temps n’est donc pas compressible, et la cicatrisation des plaies qui ont déchiré les populations entre elles est lente. Quand nous nous engageons dans la résolution d’une crise, nous devons d’emblée intégrer la dimension temps et élaborer une stratégie de moyen ou long terme, résiliente sur les plans financier et capacitaire.

Le quatrième péché capital est de considérer les crises que l’on voit émerger un peu partout dans le monde, et singulièrement celles liées à la question de l’extrémisme violent, comme des phénomènes cloisonnés géographiquement - Libye, Sahel, Asie, Levant - et de penser qu’en les résolvant successivement, nous apporterons une solution à la crise globale. C’est là aussi une forme de sophisme ou d’autisme, car chaque crise interagit sur l’autre. Le centre de gravité de chaque crise est susceptible de migrer géographiquement dans l’espace physique ou immatériel et de muter génétiquement, chaque cellule étant en contact avec les autres. Il n’est d’ailleurs pas improbable que des chefs, des combattants et des technologies en provenance du Proche-Orient aient rallié le Sahel en transitant par la Libye. Nous ne devons donc pas considérer ces phénomènes comme une somme de crises mais bien comme un système de crises. Et donc, il faut tenter d’y apporter une réponse systémique, globale et englobante. Au risque, le cas échéant, de se lancer dans une interminable partie de cache-cache avec nos adversaires ou encore de se retrouver brutalement face à un phénomène qui serait devenu hors de portée.

Le cinquième et dernier des péchés capitaux que nous avons tendance à commettre est d’agir le plus souvent sous le coup de l’émotion, sous la pression des médias et de l’opinion publique et dans la précipitation, dans une forme de dérationalisation des décisions politiques - de préférer apporter à une crise une réponse médiatique plus qu’un effet stratégique... L’exemple à la fois le plus triste et le plus caricatural est celui incarné, en 2015 par cet enfant syrien, le petit Ilhan, retrouvé mort noyé, échoué sur une plage. Nous avons créé, dans l’émotion la plus forte et quasiment le jour même, une opération maritime européenne, l’opération Sophia. Mais au drame que vivent ces migrants, nous avons répondu par la formation des garde-côtes libyens et, un an plus tard, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés recensait 5 000 migrants noyés dans la Méditerranée. Nous faisons rarement de bons choix avec un œil rivé sur les horreurs diffusées par les chaînes d’information permanentes et l’autre sur les sondages de popularité.

Bref, nous devons être lucides et réalistes sur nos capacités de toute nature à agir sur une crise et en infléchir l’issue. En Afghanistan, nous pesions 2,5 % de la coalition. En Syrie et en Irak, 2,5 % des frappes. Parfois, faute de pouvoir atteindre l’idéal, il faut savoir se contenter d’éviter le pire. Nous devons faire preuve de plus de pragmatisme dans les objectifs que nous nous fixons. Nous avons parfois tendance à croire que tout pays dans lequel nous intervenons a vocation à se transformer en un canton suisse, sous notre impulsion... Par ailleurs, il nous faut montrer de la constance et de la patience stratégique pour que nos plans produisent leurs effets. Enfin, nous devons développer une forme de résilience nationale pour en supporter l’effort. Tout cela pose la question, évoquée autrefois par M. Védrine, de savoir si diplomatie et stratégie sont encore compatibles avec nos démocraties d’opinions.

[...]

M. Richard Yung. - Voilà soixante ans que nous formons les armées de ces pays. Nous y avons même créé des académies militaires. Le résultat n’est guère satisfaisant, et on a du mal à imaginer que, d’un coup, vont apparaître des armées nationales fortes et efficaces - sans parler des manifestations nationales qui nous sont hostiles. Que se passerait-il si nous nous retirions ? Tout s’effondrerait, et cette bande de Sahara deviendrait une zone de non-droit, ouverte à tous les trafics.

[...]

Général Didier Castres. - la plupart des questions que vous me posez sont, en partie, de nature politique ; ce qui risque de me faire sortir de mon seul avis de praticien.

Pour commencer, je pourrai résumer une partie de vos questions par celle-là : « si nous savons bien comment nous impliquer dans la résolution d’une crise, comment fait-on pour s’en désengager ? ». Pour prendre une image un peu simpliste, je dirai qu’une crise est comme une autoroute : une fois que nous l’avons empruntée, nous ne pouvons la quitter qu’avec des bretelles de sortie. En l’espèce, nous disposions probablement de deux options : la première après avoir conduit les opérations de dislocation d’AQMI dans l’adrar des ifoghas. Nous aurions pu considérer que Bamako et l’État malien n’était plus menacé et nous désengager tout en conservant un dispositif léger de réassurance au profit des forces maliennes et des forces internationales. La deuxième en juillet 2013, après le succès des élections présidentielles. Ce ne sont pas les choix que nous avons faits et désormais, à défaut d’avoir sous les yeux une bretelle évidente, il nous revient de construire une nouvelle bretelle de sortie.

Concernant l’efficacité des armées locales, il est incontestable que nous les formons depuis les indépendances et qu’elles connaissent de très sévères revers, face à des combattants qui, eux, n’ont pas été formés au sens où nous l’entendons. Je crois qu’il y a au moins deux raisons à cela. La première est quasiment historique : après les indépendances, des armées fortes représentaient une menace pour les pouvoirs en place qui donc ne faisaient pas d’efforts vis-à-vis des leurs armées et se contentaient d’une garde prétorienne. La seconde est qu’en l’absence de menaces globales et de guerre à proprement parler, le métier militaire est devenu dans beaucoup de pays, plus une rente de situation qu’une vocation. Le réveil est donc brutal et le retard à combler, important.

Mais ce n’est pas simplement un problème d’équipement comme nous l’entendons souvent, car les gens contre lesquels ils combattent sont équipés avec de l’armement élémentaire et rudimentaire. En revanche, c’est probablement une question de formation. La mission EUTM qui forme les bataillons maliens transpose et impose des modèles européens aux Forces armées maliennes dont je doute qu’ils soient adaptés à la situation locale.

Tout cela ne suffit pourtant pas à expliquer de tels revers. Il y a désormais un problème de confiance de ses soldats dans leurs chefs, dans les dispositifs qu’ils adoptent, dans leurs décisions et dans leur capacité à résister à des assauts de 100 à 200 combattants adverses.

En janvier 2013, lorsque les forces spéciales arrivent à Kona, elles rencontrent une l’arrière-garde d’une armée en débandade qui est en train de se replier vers Bamako. Un jeune capitaine des forces spéciales parvient à rassembler quelques soldats maliens, à les galvaniser et à repartir au combat. Ils arrivent d’ailleurs à bloquer l’avancée des troupes djihadistes jusqu’à l’arrivée de nos avions de chasse. J’atteste qu’ils se sont battus vaillamment. Une des solutions pour rendre les forces maliennes plus efficaces est donc l’accompagnement au combat. C’est, je crois, le projet de la force Takuba.

Mais si nous arrivions à inverser la tendance avec 200 ou 300 forces spéciales européennes, cela ne manquerait pas d’interroger sur l’efficacité des forces françaises. Par ailleurs, je souhaite un plein succès à cette initiative dont d’expérience je sais qu’elle sera longue à mettre en œuvre. La rendre pleinement opérationnelle d’ici l’été me semble très ambitieux.

Vous m’avez également interrogé sur les conséquences d’un possible retrait du soutien américain. D’évidence, la fin de ce soutien dans les domaines du transport stratégique, du renseignement, du ravitaillement en vol nous conduira à revoir la cadence de nos opérations, leur durée et probablement aussi leurs coûts mais ce ne sera pas la fin de Barkhane pour autant. Nous disposons de nos propres drones, de ravitailleurs et d’A 400.

Mais si tel était le cas, essayons de faire de cette décision un levier pour impliquer nos partenaires européens dans cette lutte contre le terrorisme. Pour des raisons qui tiennent autant de la politique que de l’histoire, les Européens sont toujours réticents à déployer des hommes au sol pour résoudre une crise. En revanche, ils hésitent moins à fournir des capacités de deuxième échelon dès lors qu’elles ne sont pas impliquées directement dans le brouillard du champ de bataille.

Pour en revenir aux armées maliennes, nous ne devons pas écarter l’hypothèse d’un délitement brutal de l’armée malienne, à l’instar de ce qui s’est déjà passé à la fin de l’année 2012 et au début de l’année 2013. Et cet effondrement serait avant tout le résultat d’une perte de confiance des armées en elles-mêmes. Aussi, pour renforcer la combativité et la cohésion de ces forces armées, nous pourrions activer trois leviers. D’abord et cela me paraît capital, les forces armées maliennes doivent remporter une grande victoire sur le terrain, une victoire qu’elles revendiqueront comme la leur, même si Barkhane aura été mis à contribution pour y parvenir. Ensuite, nous devons étudier comment nous pourrions garantir aux unités maliennes isolées de voir arriver très rapidement en cas d’attaque des moyens d’intervention pour casser le momemtum ennemi. Dans le prolongement des annonces du Président de la République à Pau, une coalition européenne regroupant avions de chasse, hélicoptères d’attaque, moyens de renseignement serait probablement un « game changer » au Sahel. Enfin et sans en connaître toutes les difficultés techniques, je me demande si nous ne pourrions pas former des GPS officer comme cela a été fait en Irak et en Syrie et dont le rôle serait de guider l’engagement des avions.

Vous m’avez également posé une question sur les « dites » stratégies « Lecointre » et « Saint-Quentin ». Je suis étonné de cette question. À l’EMA et dans la chaîne des opérations, il n’y a qu’une stratégie : celle du chef d’état-major des armées qui, au titre du code de la défense est le commandant des opérations militaires. Mais, dans cette stratégie unique, les forces spéciales ont évidemment une plus-value incontestable que j’ai constatée sur tous les théâtres d’opérations : légèreté de leur empreinte, polyvalence, réversibilité de leur engagement, capacité d’intégration, système de commandement. Leur force réside dans leur fluidité tandis que celle des forces conventionnelles réside dans leur puissance et leur densité. Mais ces dernières sont plus difficiles à désengager et sont plus prévisibles.

Le surge de 200 hommes annoncé par le Président de la République va-t-il changer la donne ? Je ne crois pas que cette décision s’inscrive dans ce champ-là. Cette annonce a, à mon sens, essentiellement une valeur symbolique et diplomatique plus qu’opérationnelle. Elle manifeste à tous nos partenaires qu’en contrepartie des efforts que nous leur demandons, nous aussi faisons un effort. Pour autant, la conjugaison d’une concentration des efforts de Barkhane, de ceux de la force du G5 et de ce renforcement dans la zone des trois frontières produira des effets.

Et si nous retirions nos forces ? Je discutais de cette option avec un directeur du ministère de l’Europe et des affaires étrangères bien au fait de la situation. Il estimait que la présence de Barkhane et l’action de la France au Mali et plus largement au Sahel était la clé de voute et sous-tendait toute l’action internationale dans la zone. En cas de départ des Français, il prédisait une prise de contrôle rapide du Mali par les djihadistes et une extension de leur mainmise jusqu’aux pays du golfe de Guinée. Ce qui, là-aussi, pose la question de savoir pourquoi nous nous sentons aussi seuls face à de telles perspectives.

J’en viens à la question des Russes. Doit-on les associer à la recherche d’une solution à la crise au Sahel ? Il y a un peu plus d’une dizaine d’années, l’Union européenne a décidé d’une opération au Tchad et en Centrafrique, EUFOR< Tchad-RCA, pour protéger les réfugiés fuyant les exactions et la famine qu’ils subissaient au Soudan. Le général Bentégeat qui était alors le président du comité militaire de l’Union européenne avait associé des Russes à cette opération. Il vante leur interopérabilité et leur efficacité opérationnelle. Il s’agissait toutefois de soldats réguliers de l’armée russe, et non de mercenaires du groupe Wagner. Dans le champ opérationnel, je ne vois pas ce qui s’opposerait à la participation de soldats de l’armée russe à nos opérations.

Nous avons désormais l’habitude de dire que la solution aux crises repose sur la mise en œuvre d’une approche globale. Mais nous réduisons souvent cette approche globale au diptyque Sécurité - Développement. Or, je pense que la clé est aussi dans l’amélioration de la gouvernance. Mais est-il possible pour l’ancien colonisateur d’intervenir dans ce domaine au risque d’être accusé de néocolonialisme... ?

A système de crises et non somme de crises, je vous parlais d’une réponse système. Intellectuellement, cette réponse système repose sur 4 actions : cloisonner les zones touchées par l’extrémisme violent pour éviter qu’elles ne se développent et se renforcent en mettant en place des embargos ; soutenir les forces locales régulières ou pas qui ont démontré la volonté de les combattre ; former et accompagner des unités spécialisées dans la lutte contre l’extrémisme violent ; renforcer la protection des intérêts français. Mais cette stratégie n’est plus à la portée d’aucune administration ni d’aucun pays seul, que ce soit sur le plan militaire, financier ou même politique. Toutes ces crises montrent que nous sommes entrés dans la période de l’inter : de l’interministériel, de l’interagence et de l’international. Les stratégies globales nécessitent une coordination, ce qui suppose déjà une perception commune des problèmes. Or je ne suis pas sûr que nous ayons réussi à convaincre nos partenaires européens de la dangerosité de ce qui se passe actuellement au Sahel.

M. Christian Cambon, président. - Faut-il croire au G5 Sahel ? Que pensez-vous de la Minusma, qui représente un budget considérable et accuse de lourdes pertes ?

Général Didier Castres. - Dans la précipitation médiatique que j’ai évoquée, nous nous sommes empressés de déclarer opérationnelle la force du G5 Sahel quasiment le jour même de sa naissance... !. Or, ne serait-ce que la professionnalisation de l’armée de terre française a pris dix ou quinze ans. Comment croire que cette force réunissant des contingents de différents pays pourrait être aussi rapidement intégrée. Il y a bien sur l’interopérabilité technique mais elle est finalement la plus facile à mettre en œuvre. Il y a l’interopérabilité culturelle car chaque soldat combat d’une façon qui est le produit de son histoire nationale. Et c’est ce qui prend le plus de temps. Par ailleurs, sur le plan capacitaire, il est nécessaire d’avoir de la visibilité pour construire un modèle de force, or je ne crois pas que les promesses de fonds aient toutes été honorées et rendues disponibles et encore moins pluri annualisées. Il faut consacrer plus d’efforts et de minutie à cette force du G 5 Sahel. Je crois que les décisions qui ont été prises à Pau - la formation d’une coalition et la concentration des forces dans la région des trois frontières - sont porteuses de progrès dans ce domaine.

S’agissant des Nations Unies, nous faisons de façon récurrente le même constat. Faible efficacité opérationnelle rapportée à son coût et c’est probablement juste. Au fil du temps, les opérations des Nations-Unies soit deviennent un problème en soi, soit deviennent transparentes. À cela deux raisons, une philosophie onusienne qui est le maintien de la paix et donc il faut une paix existante et pas l’imposition de la paix. La deuxième, c’est d’observer quels sont les pays disposant d’armées modernes qui sont contributeurs de troupes aux opérations de maintien de la paix...

M. Christian Cambon, président. - Je vous remercie, mon général, pour ces propos directs et éclairants. Si le Président de la République vous convoquait aujourd’hui pour vous demander conseil, que lui diriez-vous ?

Général Didier Castres. - Je lui dirais que beaucoup de choses ont été essayées. Qu’il reste probablement une option qui pourrait inverser la tendance mais qu’elle présente probablement plus de risques pour nos forces : c’est ce que l’on appelle le partenariat militaire opérationnel, en d’autres termes et dans le langage d’autres théâtres, les OMLT (Operational Mentoring Liaison team). C’est un risque opérationnel important, mais cela permettrait d’inverser la donne, du moins la donne psychologique. Je comprends que c’est la direction que nous allons emprunter.